Interview Cheikh Sidi Bemol à la Dépêche de Kabylie

«Les chansons sont des gouttes d’eau qui arrosent les petites fleurs de la liberté!»

Interview Sidi Bemol sur La Depeche de Kabylie
Interview Sidi Bemol sur La Depeche de Kabylie

Artiste atypique, engagé, assumant fièrement ses choix et ses idées, Hocine Boukela, alias Sidi Bémol, porte infatigablement en lui les espoirs d’un renouveau musical. Emporté par les vents de l’exil, il revient, quelques années après en terre natale, non en généticien mais en artiste charismatique au talent indéniable. Biologiste de formation, musicien et dessinateur autodidacte, il est le meilleur exemple d’une jeunesse qui se surpasse et lutte pour sa survie. Il croustille majestueusement, avec un humour corrosif, la société algérienne et surprend avec la richesse du style qu’il défend. De Paris où il réside, El Ho se livre aux lecteurs de la Dépêche de Kabylie.

Entretien réalisé par Omar Zeghni :

La Dépêche de Kabylie : On entend de moins en moins parler de Sidi Bémol, alors un retrait volontaire ou une conjoncture qui vous impose un recul ?

Cheikh Sidi Bémol : C’est la vie ! Ce n’est pas vraiment un retrait volontaire, mais comme j’étais obligé de m’occuper de ma petite famille, j’en ai profité pour appuyer sur le bouton pause et faire un peu le point.

De votre premier album, enregistré en 2000, en passant par l’album Berbèro-celtique avec Thalweg, puis El Bandi et Gourbi rock, votre nouvel Opus «Paris –Alger –Bouzguène», est dans le même style mais avec un retour aux sources, c’est par nostalgie ou par besoin de s’identifier à une culture ancestrale ?
Depuis longtemps, je voulais rendre hommage à la région de Bouzguène dont je suis originaire, c’est pourquoi mon dernier album s’appelle «Paris – Alger – Bouzeguène». C’est comme une dette, une sorte de but que je me suis fixé dès le début de ma carrière. Comme beaucoup d’Algériens, je baigne dans plusieurs cultures simultanément et j’essaie constamment d’entretenir des passerelles entre ces différents univers culturels, c’est mon seul trésor.

Justement , certains soutiennent que chanter en kabyle, dans votre cas, n’est pas porteur sur un plan purement commercial, alors un album 100 % kabyle est-il un sacrifice en hommage pour la région qui vous a vu grandir ?
J’essaie d’éviter toute logique commerciale dans mon travail. Je n’ai pas envie de faire des choses par calcul et, de toute façon, je pense que je ne saurais pas le faire, je n’ai pas ce talent. Tout ce que je peux dire, c’est que j’avais vraiment envie de faire ce disque en Kabyle et je l’ai fait. C’était un besoin vital en quelque sorte, et en réalité je n’ai pas trop réfléchi au plan marketing ni au plan commercial. J’ai la chance d’être producteur de mes albums, donc je peux suivre mes envies et, si ça ne marche pas, il n’y a que moi qui serais perdant, financièrement parlant.

Pensez-vous que le métissage des styles, musique algérienne et d’autres comme le blues, le rock… a réussi à apporter un plus pour la culture algérienne en général ?
La musique algérienne est, aujourd’hui, très présente dans le monde et les musiques du monde entier sont présentes dans la musique algérienne. Je pense que c’est une très bonne chose, car la nouvelle musique qui émerge, aujourd’hui en Algérie, exprime nos liens séculaires avec l’Afrique et la Méditerranée. Quand on mélange les sonorités, on se libère des tabous. La liberté, c’est quelque chose de primordial dans l’art. Dans le rock ou dans le rap, les textes ne tolèrent aucun carcan idéologique, traditionaliste ou religieux. Seule compte la poésie.

L’exil, pour vous, a été le point de départ d’une nouvelle expérience, puisque c’est à Paris que vous avez «tranché» votre choix pour la musique. Avec du recul, vous vous dites «j’ai pris un gros risque», ou plutôt, «heureusement que j’ai choisi la chanson !» ?
Je me dis parfois qu’il fallait être sérieusement dérangé pour quitter une carrière de généticien pour tenter une aventure artistique. C’est un choix qui se paie très cher, et il faut être prêt à ramer quelques années dans le désert. Aujourd’hui, je ne regrette rien, j’ai pu trouver ma route et je sais, à peu près, où je vais. Et quand je suis sur scène et que je vois les gens de tout âge chanter mes chansons, je n’ai qu’une seule envie, écrire encore de nouvelles chansons.

Quel avenir pour le style Gnawi ? Ne pensez vous pas que la banalisation de ce style porteur de beaucoup d’originalité est en cours, avec notamment la prolifération de groupes n’ayant aucune relation avec la ligne que défend ce même style ?
Je pense que petit à petit, à force d’y mettre tout et n’importe quoi, ce qu’on appelle le style Gnawi est devenu caduc. Les qarqabous, si on les confie à n’importe qui, peuvent devenir de véritables instruments de torture.

Le style que vous portez, avec d’autres artistes, à l’image de Amazigh Kateb, Karim Ziad …, représente un fond pour tous les contestataires, et dans un contexte marqué par les révolutions dans le monde arabe, il contribue à l’éveil des masses, qu’en pensez-vous ?
Amazigh et Karim ont créé des ouvertures inespérées dans la musique algérienne. Je suis très flatté que tu me places en si bonne compagnie. Ceci dit, je ne sais pas si on contribue à «l’éveil des masses», mais je sais que nos chansons sont nées de notre soif de liberté, de notre envie de dire m… à l’ordre établi, au mensonge et la falsification. Bon, d’accord, ce n’est pas un programme politique et on ne fait pas la révolution avec des chansons. Mais, peut-être que les chansons sont des gouttes d’eau qui arrosent les petites fleurs de liberté. Peut-être que les chansons permettent à des idées de se transmettre petit à petit, zenga zenga, comme dirait l’autre.

A ce propos , beaucoup de vos admirateurs vous classent dans la case des artistes engagés et contestataires, considérez-vous la chanson comme un outil de lutte sociale ou politique, comment vous situez-vous par rapport à cette approche?
Je pense qu’une chanson peut effectivement être un outil de revendication sociale ou politique. Elle peut être aussi un outil de propagande ou d’abrutissement des masses. Quant à moi, je ne sais pas si je suis un chanteur engagé. Je me méfie des idéologies et je fuis toujours les militants. Je n’ai jamais été intéressé par les partis. Je crois beaucoup plus à l’action dans le cadre associatif par exemple. C’est plus concret. La politique m’intéresse au niveau local, au niveau de la commune où j’habite, là aussi c’est du concret. Donc, je n’ai vraiment pas une âme de militant. Par contre, il y a une chose très importante pour moi, quand j’écris une chanson, j’essaie de faire de mon mieux, j’essaie de créer un beau texte, épousant une belle mélodie avec de belles harmonies, j’essaie de faire du bon boulot. C’est un peu par respect pour les personnages qui peuplent les histoires que je raconte, il faut absolument qu’ils se sentent bien dans mes chansons. Comme ça ils vont y rester longtemps.

L’engagement vous a valu une censure «qui ne dit pas son nom», notamment de la part de l’ENTV, une injustice que vos fans dénoncent ; comment vivez-vous cette situation ?
Il y a encore trop de dinosaures à l’ENTV et ils n’ont pas encore compris qu’on a changé d’époque avec Internet et les nouvelles technologies de la communication. Il existe à l’ENTV des personnes chargées de censurer les programmes et, en fait, ces gens coupent tout ce qui peut mettre en danger leurs emplois. C’est complètement absurde, mais c’est comme ça. Mais il n’y a pas que l’ENTV, malheureusement. Je me rappelle d’un fameux concert à Oran, où les responsables de la salle ont tout fait pour annuler notre spectacle. Ils ont été jusqu’à encombrer toute la scène, en abaissant toutes les rampes d’éclairage. Toute la scène était occupée par des poutres et des projecteurs. Il ne restait qu’un petit espace sur le devant et c’est là qu’on a joué. Il y a un gros problème dans l’organisation des spectacles chez nous et, aujourd’hui, il faut absolument qu’il y ait des salles privées pour que la culture échappe complètement aux bureaucrates et aux politiques. Il n’y a pas de culture sans liberté.

Vous arrivez, toujours, à traiter les problèmes de la société avec un certain humour, vous ironisez et vous trouvez les formules pour faire passer le message, un secret ?
L’humour, c’est peut-être l’élément de base de la personnalité algérienne. C’est l’humour qui nous réunit et dès qu’on commence à parler sérieusement, on se tape dessus !

De manière générale, quelle regard portez vous sur la chanson algérienne ?
Je crois qu’il y a un renouveau qui se profile. On le voit grâce à Internet. Il y a beaucoup de nouvelles têtes, de nouveaux sons, de nouveaux thèmes. Je suis très impressionné par Ali Amrane, par exemple. Il y a beaucoup de jeunes artistes vraiment très prometteurs, mais qui ne sont pas assez encouragés et aidés. Il y a un manque cruel d’espaces d’expression artistique, pas de salles, pas de cafés concerts, pas de radios libres, pas de musique dans la rue…etc. Il y a aussi des éditeurs compétents, comme Belda et Izem. Mais leur travail n’est pas reconnu et leurs droits ne sont pas protégés.

Des projets, peut-être des spectacles, en perspective en Algérie ?
J’ai l’impression que la situation est un peu bloquée pour l’instant. Je suis impatient de remonter sur les scènes algériennes, mais ce n’est pas moi qui décide.

Quelle différence entre les débuts, le temps de «Louzine», et le Sidi Bémol actuel ?
J’ai un peu plus de moyens pour travailler et j’ai un peu plus de temps, car je n’ai plus d’association «Louzine» à gérer.

Alors Sidi Bémol a-t-il réussi à «squatter» El Hocine Boukella ?
C’est toujours la guéguerre, mais on a convenu d’un cessez-le-feu et d’un partage du temps de cerveau disponible. C’est ma femme qui supervise cet accord, c’est elle qui joue les casques bleus entre Elho et Sidi Bémol.

Verra t-on un jour, Sidi Bémol réaliser le rêve de Hocine Boukela qui était passionné par la biologie et qui rêvait de monter un laboratoire de génétique des populations à Alger ?
Je pense que c’est fini, les mouches Drosophila melanogaster et les souris Mus musculus sont loin maintenant et je ne peux plus courir comme jadis. Elles sont parties, bon débarras !

«El Bandi » s’est-il retrouvé sur le chemin Paris -Alger –Bouzguène ?
El Bandi, meskine, a toujours le c… sur le trottoir, il sèche ses larmes et commence à se remettre de ses émotions. Il vient d’allumer une Afras et on lui a ramené un café payé par un gars de la mosquée d’à côté. Il regarde passer les manifestants et ça lui donne des idées bizarres.

Sidi Bémol, continue t-il de croire que «Ma kayen walou kima l’amour»?
Pour l’instant je ne connais rien de plus beau que l’amour. La vie c’est l’amour et l’amour c’est la vie. Tout le reste n’a aucune importance.

O. Z.